L'été dernier, alors que je marchais sur le chemin qui borde la vallée en bas de chez moi avec ma mère, elle m'a raconté une anecdote concernant ma petite enfance. "Tu sais, a-t-elle commencé, quand tu avais un an une amie m'a offert une orchidée rouge", jusqu'à là je ne l'écoutais que vaguement, trop occupée à méditer sur mes recherches portant sur les battements binauraux de la veille. "C'était un rouge vif, une fleur magnifique, j'ai rarement vu une couleur aussi belle!", à vrai dire la conversation avait soudainement pris une tournure plus intéressante. La couleur, il n'y a que ça de vrai. "Le plus drôle c'était quand je t'ai laissé sur le sol pour téléphoner, tu t'es assise devant la fleur et tu es restée immobile en la regardant fixement, parfois les enfants font des choses marrantes tu ne trouves pas?"
Aujourd'hui, je n'ai toujours aucun souvenir de cette fleur, ni même de ce rouge, et lorsque j'essaye de me représenter la scène, ce que je vois est une petite fille blonde de dos, figée, dans une salle entièrement rouge. Aucune trace de cette fleur. Tout ce que je sais, c'est qu'un jour, alors que j'avais à peine un an, j'ai été fascinée par la couleur. Parfois, je me demande combien de moments aussi merveilleux que celui-la de ma vie peuvent bien être enfouis dans cette abîme caractérisée par l'absence totale de souvenirs. C'est un peu la description que je ferais de la période de notre existence qui s'étend de la naissance jusqu'à environ deux ans : une abîme, le vide, ou plutôt, le néant.
Agir sans en garder aucune trace, c'est un peu s'échapper à soi-même, habiter son propre corps et être démuni de sa conscience. Vivre sans conscience c'est vivre sans le savoir. Ne pas connaître la valeur de la vie est une liberté dangereuse, car elle nous permet d'agir comme bon nous semble, sans se rendre compte qu'il existe toujours des extrêmes qui pourraient nous la retirer, cette vie. Quand on y réfléchis, nous avons commencé notre vie par l'oubli systématique, comme si nous étions venus au monde pour purger une peine attribuée lors d'une vie antérieure en éttant condamnés à l'érrance.
Parfois, j'aime me représenter le cerveau humain comme une base de données informatiques. Selon ce schéma, la période entre 0 et 2 ans serait un fichier perdu qu'on ne pourrait normalement pas récupérer. Seulement en informatique, comme dans toute discipline, il existe des experts qui ont la possibilité de retrouver et d'accéder à toutes les données d'un ordinateur. Malheureusement, à ce que je sache, il n'exsite pas d'expert du cerveau capable d'une telle prouesse. L'ordinateur a été programmé par l'homme, le cerveau a été programmé par lui-même. Mais je continue à croire fermement qu'un jour quelqu'un réussira à élucider le mystère planant sur cette abîme qui s'est emparée d'une partie de notre vie, nous rendant ainsi une conscience absolue de nous-mêmes.
En revanche, si nous étions privés de toute conscience durant cette période, il n'en demeure pas moins que nous avons été. J'ai aimé ce rouge, cette tonalité particulière, j'ai donc eu un avis subjectif,qui m'est propre, ce qui signifie que je ne me suis pas contentée de vivre, j'ai aussi été moi. Même si ce moi m'échappe, je suis convaincue de l'avoir un jour expérimenté. Pour résumer ma pensée, il y a donc la vie au bas de l'échelle, ensuite, le moi et au sommet la conscience. L'addition de ces trois entités aboutit à un être humain accompli mais cependant incomplet. Pour être complet il aurait fallu avoir réuni ces trois entités depuis le stade cellulaire, c'est-à-dire avoir un contrôle absolu de soi depuis toujours. En résumé, être humain c'est apprendre à se construire jusqu'à la fin.

Cataclysme.

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